Né en 1982 à Maceió (Brésil)
Vit et travaille à Recife (Brésil)
Oeuvre
40 black candies is R$ 1.00, 2012-2013 | La Sucrière
Jonathas de Andrade base son œuvre sur un travail de recherches et d’investigations qu’il transpose par l’image. Il offre un regard critique sur l’histoire de son pays et interroge son propre rapport avec l’histoire. Comme la plupart des artistes brésiliens présents à la Biennale de Lyon 2013, il se penche sur la société brésilienne post-coloniale et post-esclavagiste, en déconstruisant le postulat qui veut que la culture de son pays repose sur une mixité parfaite. Pour cela, l’artiste est parti d’une sucrerie typique du nord-est du Brésil, le Nego Bom, spécialité à base de banane très populaire, développant un travail mêlant fiction et documentaire. Il a reçu, pour cette œuvre, le prix de l’Artiste Francophone 2013
Description
L’oeuvre de Jonathas de Andrade se développe sur un long mur, en deux ensembles qui semblent distincts, et qui sont pourtant étroitement liés. Le premier regroupe des sérigraphies sur bois décrivant les différentes étapes de la fabrication du Nego Bom, transposées ici à une échelle industrielle, accompagnées de textes explicatifs imprimés sur du plexiglas. La seconde partie de l’œuvre est composée de portraits sérigraphiés, qui représentent les ouvriers « imaginaires » de l’usine de sucreries, et qui renvoient à des cartes qui auraient été écrites par le patron de l’entreprise, décrivant le petit personnel en question, à la manière de fiches de comptes. 40 black candies is R$ 1.00 est une œuvre qui se regarde et se lit en même temps.
Pistes d’exploitation
- La carte cognitive : l’œuvre est articulée sous la forme d’une structure narrative spatialisée au mur à la manière d’une carte cognitive et est d’une grande lisibilité (on perçoit les liens syntaxiques, la progression du récit etc.). Appelée aussi carte heuristique, carte mentale (mind map en anglais) ou carte des idées, la carte cognitive est un moyen d’organiser des idées à la manière d’un schéma. Les liens entre les différentes pistes de réflexions et les différents éléments qui composent la carte ressortent de manière beaucoup plus limpide. En utilisant ce procédé, Jonathas de Andrade propose une narration non linéaire, qui saute d’un élément à un autre, enrichissant la compréhension de son travail : des images disposées comme une constellation sont assimilées à des numéros, qui se retrouvent sur les textes des fiches « comptables », puis sur le panneau central.
- Fiction et documentaire : ici, l’artiste a décidé de partir de la recette d’un bonbon très populaire, le Nego Bom. Pourtant, malgré une partie de l’œuvre qui décrit la fabrication de cette sucrerie, depuis la récolte des bananes jusqu’à la dégustation, et une autre qui développe le fonctionnement de l’usine où serait produit celle-ci, Jonathas de Andrade nous plonge en pleine fiction. En effet, le Nego Bom ne se fabrique pas de manière industrielle, mais uniquement artisanale, chez les habitants qui le revendent sur les marchés. L’artiste a également interviewé des ouvriers qui vivent et travaillent dans le centre de Recife : chacun d’eux joue le rôle d’un ouvrier de cette usine imaginaire, mais ne travaillent pas réellement dans une industrie de ce type. Le seul point commun est que pour la plupart, leur salaire est très bas. A partir d’un travail journalistique, Jonathas de Andrade a recomposé de toutes pièces une œuvre de fiction, qui se trouve être une métaphore de cette société brésilienne sur laquelle il se questionne.
- L’oeuvre d’art comme mode d’investigation du monde : en transposant une recette artisanale à un mode de production industrielle, sans revoir le déroulé de celle-ci, l’artiste voue à l’échec le fonctionnement de son usine inventée. En effet, comment serait-il possible, dans une usine qui nécessite un bon rendement et de faire des bénéfices, de laisser des ouvriers remuer sans arrêt pendant plus de deux heures une petite casserole de sucre et de purée de bananes ?! Comment cette usine pourrait gérer, avec seulement 40 employés, l’entretien des plantations de bananes, leur récolte, l’épluchage, la préparation, la cuisson, la découpe, l’empaquetage ?! L’activité de cette usine peut être lue comme un parallèle à cette société brésilienne qui se veut être un exemple de mixité et d’homogénéité, mais qui ne fonctionne pas aussi bien en réalité. De Andrade nous parle ici de la post-colonisation et du post-esclavage : comment une société dont l’histoire récente se base sur la colonisation, ayant entraîné l’annihilation des cultures indiennes, l’exploitation des êtres humains et le racisme, et la globalisation des mœurs, peut fonctionner si toutes les identités qui composent son peuple ne sont pas réellement prises en compte ?!
Dans la seconde partie de l’œuvre, en lisant les fiches, un malaise se créé. En effet, celles-ci sont vraiment très intrusives vis-à-vis de la vie des ouvriers, et chacune affiche le coût de chaque ouvrier, comme s’il était ni plus ni moins qu’une matière première. C’est une nouvelle forme d’esclavage que nous montre l’artiste ici. Le rapport dominant/dominé, maître/esclave est évoqué dans ces fiches de compte. Au final, la main d’œuvre bon marché que l’on peut retrouver au Brésil, mais également un peu partout dans le monde, est l’esclavage moderne.
- Ambiguïté du langage : Nego Bom a, en quelque sorte, un double sens. Dans le cas de la sucrerie, cela signifie « bonbon noir » ou « noir délicieux ». Au Brésil, l’usage du mot « nego » dans le langage courant est très fréquent. On l’utilise pour s’interpeller de manière amicale, affectueuse, et dans ce cas on pourrait traduire « nego » par « mon ami », « mon pote ». Mais c’est un mot à double sens : en effet, il conserve une connotation coloniale et raciste. C’est une façon de nous rappeler que malgré le fait que les noirs, les indiens, les métis, les blancs, vivent effectivement en bons termes au Brésil, et composent cette société pluriculturelle, la moindre petite tension fait ressurgir les fantômes du passé, creusent les fossés entre des voisins, amis, collègues. L’artiste cite les écrits de Gilberto Freyre, anthropologue et historien brésilien, auteur de Casa grande e Senzala en 1933 (Maîtres et esclaves, Gallimard, réed. 1978). Selon Freyre, la culture actuelle du Brésil découle des relations (sexuelles) entre les différentes composantes de la population. Pour lui, ce n’est pas la juxtaposition des cultures qui a permis de créer cette homogénéité culturelle recherchée, mais la fusion de ces cultures, qui au départ fut imposée aux femmes esclaves, régulièrement violées par leurs maîtres. [A l’heure actuelle, le travail de Freyre est soumis à un nuancement concernant ses thèses, qui pour certains relèvent d’un racisme détourné, pour d’autres d’une candeur un peu naïve].
Pour approfondir
Maîtres et esclaves, Gilberto Freyre, Gallimard, réed. 1978
Des mots pour en parler
Sérigraphie / critique / carte mentale ou cognitive / colonisation / esclavage / documentaire / sociologie / Histoire